jeudi 21 février 2008

JE T'AIME, JE T'AIME d'Alain Resnais, France, 35 MM, Coul, Durée : 1h 31min. 1968

« Alors que la science permet d’envoyer une souris pendant une minute dans son passé, le moment est venu d’étendre l’expérience à l’homme.
Un écrivain qui a réchappé d’une tentative de suicide accepte d’étrenner la machine à remonter le temps »

Muriel, mettait en scène une ville schizophrène, éclatée, parcellaire comme l’était Boulogne sur mer en 1963.
« Je t’aime, je t’aime ». ressemble à un rêve de déjanté ou un poème surréaliste.
Hier soir, nous avons vu ce film étrange.
Ce Resnais oublié, abandonné comme une voiture à la ferraille nous a tout à tour, surpris, étonné, irrité et ému.
Pourtant, nous y avons visionné un somptueux rêve neurasthénique, rêve syncopé, agité de soubresauts, de saccades constituant une des rares formes d’interrogations actualisant les images de nos vies routinières, nos quotidiens monotones..
D’ailleurs,«Je t’aime, je t’aime » écrit en collaboration avec l’écrivain de science fiction, Jacques Sternberg-rompu aux formes brèves, ressemble à aucun autre film.
Ses origines belges ont profondément nourri, alimenté ce film de ces interrogations sur ce pays tissé de paradoxes.
A quoi ressemble ce film ?
A vrai dire, on dirait un film d’anticipation- quelque chose de l’ordre des récits de Van Vogt ou de Bradbury ou de Frédéric Brown, mais finalement l’histoire compte moins que la mise en exergue d’un processus d’assemblage et de montage, de réflexion sur l’image, et la mémoire qu’elle articule, et éclaire.
La mémoire maitre mot et fil conducteur de toute l’œuvre d’Alain Resnais.
Au fond, on peut penser à Vertov qui dans « L’homme à la caméra » jouait avec le temps, le manipulait à sa guise. Pensons à la séquence de la monteuse qui joue avec le temps du film dans sa salle, qui arrête l’image de ses baigneurs, ou l’image de cette paysanne souriante puis reprend son mouvement et l’indicible flux du temps.
Processus d’une rare complexité aussi ténu que dense, aussi tendu que profond, mettant en jeu les soubassements de notre mémoire, la faisant travailler nous désarçonnant souvent.
L’histoire constituée uniquement de temps morts d’une existence banale articule un soupçon de science fiction, de « New age » avant l’heure, (dont témoigne cette grotte aux tons maronnasses beigeasses qui ressemble à un utérus ou à une matrice planté d’étranges gerbes de néons) ou en synchronicité avec les expériences des californiens sur les modifications des perceptions de la conscience par l’usage des hallucinogènes.
Etrange film dont cette matrice reçoit puis accouche des géniales élucubrations, extrapolations de Resnais sur les virtualités, les potentialités du montage, et des effets Koulechov, des raccords improbables, qui nous propose un voyage incroyable pour ne pas dire nauséeux dans le temps et l’espace, agité par des déphasages permanents qui nous place dans la position d’un spectateur toujours aux aguets qui tente de faire son film, de le refaire, de reconstituer tous ses fragments épars, et dont la propre mémoire péniblement s’efforce de rassembler les sources, d’échelonner ces pans de récit afin de restituer une forme de chronologie rassurante, loin de cette mémoire manipulée, chaotique et confuse.
Finalement, à bien des égards, « Je t’aime, Je t’aime » au même titre que le fulgurant Muriel représente un point d’orgue dans le cinéma d’auteur dans les modalités d’organisation d’un récit, mais forme aussi un point de non retour ; révélation ,exacerbation des tendances à l’expérimentation formelle commune au cinéma des années soixante, qui aimait présenter, confronter dans une même séquence passé et présent ,expérimentation qui n’est jamais réapparue dès lors, et c’est sans doute dommage.
La faute en incombe t-elle seulement aux producteurs et aux distributeurs devenus aujourd’hui si frileux, ou le public se serait-il lassé de ces inventions parfois artificielles ou trop formelles ?
Rien n’est sur.
Cependant,l comme toujours, celle-ci ont été absorbées, intégrées, socialisés par les téléfilms qui distillé ces inventions au point de les intégrer à leur structure scénaristique, à leur bible, à leur mode d’exposition de leur personnage
Toutefois, souvent américains ceux-ci ont plus souvent recours aux modes du flash-back qui vise à expliquer sur un mode analytique les liens de causalité entre un passé et un présent, comme un recours à la fatalité, qu’à d’autres modes d’exposition, de présentation du récit qui est en germe ici dans ce film.
Gageons que linéarisé, ce film unique perdrait de sa dynamique.
, et aussi l’histoire de cette expérience scientifique qui consiste à renvoyer dans son passé un homme qui a tenté de se suicider après un amour déçu perdrait nettement de son intérêt.
Ce serait un film linéaire.
Peut-être faudrait interroger le contexte d’apparition, les circonstances qui a contribué à l’émergence de cette notion de déconstruction du récit tant dans sa forme littéraire que cinématographique, et l’intrication des deux domaines, car souvent un style, ou une création définit une époque, et une époque définit une création, mais c’est une autre histoire.
Intéressons-nous plutôt à ce qui forme l’essentiel et l’intérêt crucial de ce film qui nous laisse circonspect et songeur, et nous rend plus conscient de nous-même.
En fait, ce qui semble former la clef de voûte de cette continuité, discontinuité c’est la mise en exergue des temps morts d’une vie, intention artistique et d’écriture qu’avait formulé l’écrivain de Science fiction Sternberg , (qui a écrit pas pour ce film pas moins de 500 fragments de petites scènes que Resnais a ou non choisies et élues, selon quels critères, nous ne le saurons jamais) c’est aussi la mise en exergue des rapports imprévisibles entre des scènes éclatées, dispersées dont nous ne percevons que les collages, les surfaces de contact, les rapprochements, les chocs des sons et des voix parfois douces, parfois criaillantes.
Une scène très drôle, une des premières, filmées en Méditerranée nous montre Claude Ridder joué donc par Claude Rich, un peu maigrelet, sortant de l’eau à sept ou huit reprise, - la scène est rééitérée jusqu’à épuisement, tirant celle-ci jusqu’à la dérision, forçant au comique de répétition, avec son masque sur le nez, et répondant à la question banale de sa compagne : « Alors tu as pêché quelque chose » , et lui de répondre la rejoignant « oui j’ai eu des araignées de mer et quelques crabes », et puis au fil des répétitions le récit devient de plus en plus incohérent.
Tout cela, tout ce désordre pourtant savamment pensé, élaboré crée un trouble profond en nous, car toujours et encore telles les petites souris de laboratoire, nous tentons de recomposer, de formuler une idée de récit, de reformuler dans un ordre chronologique les pans de la biographie de Claude Ridder, regroupant seize ans d’une existence inintéressante, parce que banale ; existence aussi instable que vélléitaire.
Considérons aussi que « je t’aime, je t’aime » scandé par cette musique inquiétante de Pederencki, marqué par ce rouge qui apparaît en tache, en signes tout au long du récit depuis le générique jusqu’aux couvres-lit, et aux taches du suicidé est un film d’une rare incongruité qui imprime au spectateur une forme de désespérance.
La belgitude
Il est une autre originalité dans ce projet artistique employant un écrivain Belge tel que Sternberg, qui est de montrer au cinéma la complexité de la Belgique, son contexte artistique, ses paysages et ses intérieurs souvent mochards, mais ce sont les choix de Resnais qui ont incliné vers ce versant.
Exposant subtilement, d’une part les antagonismes d’une Belgique schizophrène, partagée entre deux communautés, atteinte en son cœur par les soubresauts d’une occupation allemande mal digérée, et minée par la politique de compromission avec l’ennemi, et tendant d’autre part à rendre hommage à la belgitude et au surréalisme belge, auquel on peut associer les figures de Jean Ray, l’auteur de Dick Tracy, Marien, ou Delvaux.
Cela est visible dans les inscriptions bi -lingues qui apparaissent sur le linteau de cet étrange hôpital qui ressemble à une sorte d’usine peinte de blanc et violemment éclairée, cela aussi est perceptible dans la rigidité gutturale de cette langue flamande parlée par ces techniciens médecins aux impeccables blouses blanches qui apparemment épouvantait Sternberg.
Cela est perceptible, dans ces scènes extérieures montrant des plages d’Ostende, montrant des villes comme Louvain ou Bruxelles, et leurs ramifications complexes sillonnées par les tramways jaunâtres, par des voitures jaunâtres, puis dans les intérieurs présentant deux hôpitaux massifs, blancs, visiblement ripolinés de frais qui ressemblent beaucoup aux mystérieuses architecture de Delvaux, éclairés par cette lumière douce et pleurante, (ou au contraire crépusculaire chez Delvaux) sur les galons jaunâtres eux aussi, sur les murs blancs, sur les reliefs géométriques et sur les corps.
A cet égard, cette scène ou Claude Ridder s’inscrit en marchant lentement dans le cadre que forme ces couloirs plafonné de portique de béton, dans le point de mire d’une perspective rigide, dans d’interminables dédales s’apparente un peu à du Delvaux ou à ce lointain parent italien Chirico.
Parallèlement à ces hommages ou emprunts, il en est d’autres qui rappellent à nous les anticipations des comics que lisait Resnais et dont il s’est fatalement souvenu : « le voyage dans une pièce de monnaie », quand par exemple Brick Bradford revenait subitement et avant l’heure de son aventure avant que les scientifiques n’aient quitté le laboratoire.
Certains autres citeraient Twice Alice.
Ce film nous imprègne de son étrange sensorialité qui met tous nos sens en éveil : l’aspect tactile et mou de cette grotte, matrice qui accueille le corps de cet homme devenu sujet d’expérimentation, les saccades perpétuelles tout droit sorties d’un cauchemar de ces scènes discontinues, s’étalant, se répétant tels des colonnades à perte de vue.
Cependant, force est de constater que ce film n’agit pas comme un bon lénifiant mais qu’il nous éprouve à chaque seconde, éprouve notre réactivité, cet ébranlement est heureusement pondéré par un humour sous –jacent qui fait mentir le sens des images et nous détache de leur impeccable lissé.
Le jeu constant sur les mots, sur les situations, sur une sorte nouveau langage qui rejoint les formulations d’Adamov( délaissées aujourd’hui par le théâtre contemporain qui a privilégié Becket et Ionesco) sur les possibilités de moduler un récit à sa guise.
Ah, le monteur à sa table qui joue et assemble toutes ces images…
D’autre part, si ce film ne nous procure aucun espoir, c’est aussi à cause ou plutôt par la présence de cette actrice qui nous semble ailleurs sans cesse : Olga Georges Picot dont nous connaissons le triste dessein, dont les lignes de fuite du regard nébuleux, dont le visage formant une sorte de masque impénétrable, dont les gestes violents nous glacent.
De même, l’histoire de cet homme suicidé ne nous force pas à nous identifier à cette histoire mais nous en éloigne plutôt, comme nous en éloigne cette apparition d’un médecin déguisé en un étrange animal à la tête vert émeraude.
Ce film singulier, aussi beau que difficile à regarder nous incite enfin à penser que des films aussi magnifiques qu’intelligents comme « Providence « et « Mon oncle d’Amérique » ne sont pas nés de nulle part, que d’autres expériences les ont précédées.
A cet égard, » je t’aime je t’aime » par ses aspects cliniques, désensiblisés, par ces réitérations de récit et de scènes banales de bonheur et de désespoirs, de scénette de travail, ici on assiste à la progression, à l’ascension sociale d’un commis de libraire ? par ces inventions, par ces permutations nous interroge aussi sur nos propres névroses, sur nos temporalités inachevées, décalées sur les temps différés de nos consciences, mais plus que nul autre, c’est un objet précieux qui nous documente sur une époque révolue ; espèce de récit biographique sinueux, complexe, un de premiers récits aléatoire, dispersé, parent de la Jetée qui anticipait de par sa nature hétérogène, de par son contenu sur les modalités de construire un récit, sur les navigations hypermédias qui insensiblement mais sûrement ont modifié, puis façonné nos schèmes de perception, nos rapports à autrui, la manière de façonner nos images dans notre tête.
A cet égard, l’archivage thématique, nominaliste de petits fragments de vidéos que tout un chacun regarde, indexé sur le verbe et non sur des typologies l’image ; archivage sur You tube ou Daily Motion reflète l’influence ces nouveaux modes de pensée qu’a projeté à son époque ce film déconcertant.

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