mardi 21 octobre 2008

LE PETIT MONSIEUR AVEC LA COUPE AU BOL- EXTRAIT DE COURTS RECITS

La vie des êtres, leur existence peuvent s’avérer parfois aux yeux de leurs prochains, mystérieuse sinon inquiétante, formée d’apparitions, de réapparitions et de brusques disparitions, aussi invisibles et impalpables que la soie d’une araignée.
L’exemple de ce petit monsieur qui paraissait presque sans âge et qui croisait souvent ma route en est un bon exemple .
S'il m'avait fallu vous le décrire, je vous l'aurais décrit ainsi : c'était un homme de taille moyenne avec de très grands yeux souvent écarquillés qui saillaient sous des arcades sourcilières sans cils, sa tête était oblongue telle celle d'un poisson un peu jaune, posée sur son buste large et épais au ventre proéminent et tombant hors de son pantalon de velours jaune ou vert.
Notre homme portait des petits gilets colorés, bariolés des vêtements tout aussi excentriques, une espèce de perruque jaune couleur paille.
Je me souviens de sa voix qui disait très lentement avec un accent américain accompagnant sa phrase de gestes filés et suspendus tels ceux d’un automate : « Ho, vous savez Madame, je ne sais pas pourquoi mais ils finissent tous par partir, ici les locataires, personne ne reste ».
Je revois avec exactitude, son corps étrange, mou un peu coincé, se déplaçant avec gêne et difficultés dans l’encadrement de la porte de son appartement.
Je n’avais pas compris encore que c’était peut-être de lui qu’il parlait, quand il parlait de « départ ».
Je l’ai croisé deux ou trois fois et j’ignorais toujours son nom et l’ignore toujours d’ailleurs.
Je l’ai toujours appelé « le petit monsieur avec la coupe au bol » et on se disait bonjour bonsoir.
Il marchait traînant par une laisse trop longue un chien minuscule genre pinscher que son ami, (parce qu’il avait un ami) avait dû faire peindre en rose, ou bien un autre chien plus massif, je le vois encore marcher le long d’une route droite, tourner à un angle et puis disparaître derrière une de ces cabines de téléphone qui commençaient à être démantelées.
Un jour, une semaine, passa, des mois, puis je ne le revis plus, mais plus du tout.
Sans jamais le connaître, je m’étais dit qu’il était parti en voyage, car ça lui arrivait souvent de disparaître soudainement, et qu’il devait être magicien ou exercer une profession liée au music-hall ou au spectacle.
Sa silhouette, son excentricité, sa gestuelle, tout vraiment tout attestait de cette vocation.
Or, apparemment, il n’en était rien, mais je ne fais que supposer.
L’accent américain à lui seul et cette gestuelle auraient pu corroborer mes présomptions, mais je ne suis pas détective, juste un réalisateur qui cherche de nouveaux sujets et des acteurs ou interprètes potentiels, je m’en tiens à leurs voix, et à leurs apparences, à leurs mouvements à leur gestuelle, à leurs postures et du reste, je ne se me mêle pas de la vie des êtres, je m’efforce juste d’un peu de les comprendre quand cela m’est possible de les comprendre, d’observer leur quotidien, de les écouter parce que c’est mon métier, de regarder leur vie passer comme passe la mienne avec douceur et aménité dans une sorte de brouillard qui s’apparente à un rêve.
Parfois dans ma vie, les souvenirs prennent le pas sur ce qui a été en réalité.
C’est le cas peut-être ici.
En imagination, je revois donc ce petit monsieur à la tête oblongue de poisson, avec cette coupe au bol, marcher à l’infini, comme suspendu au dessus de l'eau, marcher encore sur une route très droite, puis tourner à un angle et disparaître définitivement.
"Plop !" comme une bulle de savon.
Il aura fallu que je sois avec des amis pour que parlant de cet homme qu’eux aussi avaient un jour croisé dans leur quotidien, pour apprendre qu’il était définitivement mort.
Soudainement, j’ai été pris d’une vive émotion, en pensant que jamais plus je ne le reverrai cet homme mystérieux qui promenait son chien en journée; homme qui parlait à ses voisins avec cet accent que je pourrais qualifier de new-yorkais, espèce de magicien, aux longs gestes filés d’automate que je prenais pour un prestidigitateur.

Aucun commentaire: